«On impose un ordre social inégal»

© Megalopolis. François Mazet

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Didier Fassin

Le constat le plus alarmant de votre ouvrage, c’est que la police des quartiers ne ressemble pas à ses habitants, non ?

Les policiers, pour 80% d’entre eux, sont originaires de régions rurales et de villes de province. Or, ils se retrouvent toujours, pour leur première affectation, dans des circonscriptions de banlieue, dont les habitants, de milieux populaires et issus de l’immigration, leur sont étrangers. La distance est accrue par les représentations véhiculées dans leur école de formation qui font des cités une “jungle”. Dès lors, les gardiens de la paix ont bien du mal à faire la part des choses, à distinguer “les voyous des honnêtes gens”, comme ils le disent.

Selon votre expérience, deux réalités coexistent dans les banlieues, et s’ignorent. Il y a les habitants qui vivent normalement, et ceux qui sont en opposition frontale avec l’ordre et ses représentants…

Pas exactement. Ce que j’écris, c’est que la majorité des Français ignorent ce que vivent, dans leurs interactions avec la police, la minorité d’entre eux, constituée de ces populations principalement d’origine étrangère. Les uns ne seront peut-être jamais contrôlés de leur vie, les autres le sont plusieurs fois par semaine, avec force tutoiement, rudesse, provocations, le contrôle se soldant parfois par une interpellation. Les uns pensent la police comme une protection contre le crime, les autres ont l’expérience de déferlements de forces de l’ordre, de brutalités, d’injures. J’ai donc tenté de rendre les premiers un peu plus conscients de ce qui fait le quotidien des seconds.

Vous dénoncez les BAC comme instrument du maintien d’un ordre social plus que du respect de la loi. Vous dites : “la loi vient après l’ordre” ?

Je ne crois pas dénoncer. Un chercheur n’a pas à le faire. Mon propos est de décrire des faits et de les analyser le mieux possible. Il s’agit de comprendre ce qui se passe lorsqu’on harcèle des jeunes en les contrôlant en dehors des conditions définies par le Code de procédure pénale, lorsqu’on provoque des adolescents avec des plaisanteries douteuses, lorsqu’on les humilie par des fouilles à corps devant leurs parents et leurs voisins, lorsqu’on les bouscule en attendant la réaction qui pourrait déboucher sur un outrage et rébellion sanctionné par de la prison ferme. Ce n’est évidemment pas l’ordre public qu’on défend : c’est un ordre social inégal qu’on impose.

Pourquoi constatez-vous qu’on est passé d’une police d’Etat à une police de gouvernement ?

La police en France est nationale, à la différence d’autres pays où elle est locale, souvent municipale. Police d’Etat, police républicaine, elle est censée être neutre et équitable. Cependant, dès lors qu’elle devient l’instrument de la communication du pouvoir, la neutralité est menacée, et dès lors que la politique gouvernementale consiste à stigmatiser et réprimer les populations les plus affectées par les inégalités sociales et les discriminations raciales, l’usage des forces de l’ordre ne respecte plus le principe d’égalité des citoyens devant la loi.

Vous écrivez que l’assertion selon laquelle la police ne peut plus entrer dans certains quartiers est fausse…

C’est une rhétorique classique de la police : il y aurait des territoires hors de la République qu’il s’agirait de reconquérir. Cette vision participe d’un imaginaire de la guerre. Mais Paris n’est pas Bagdad, et sa banlieue, pas plus que celle d’autres grandes villes, n’est un territoire interdit. Il peut arriver que certaines cités aient des rapports plus difficiles avec les forces de l’ordre, mais cet argument permet surtout de justifier des pratiques violentes voire illégales, dont les responsables policiers sont du reste conscients et qu’ils essaient parfois d’éviter.

Le climat est tellement malsain qu’est né un réflexe pavlovien dans les cités : les jeunes courent quant ils voient débarquer les policiers, et les policiers leur courent derrière, sans que ni les uns ni les autres ne sachent vraiment pourquoi ils courent…

C’est, bien tristement, ce qui s’est passé en 2005 à Clichy-sous-Bois lorsque des adolescents qui rentraient d’un match de foot se sont fait poursuivre par des policiers et sont allés se cacher au péril de leur vie dans un transformateur électrique. Ils n’avaient rien à se reprocher, mais ils savaient qu’ils seraient une fois de plus les “usual suspects”, à cause de ce qu’ils représentaient pour les policiers.

On sent une police très violente…

Les violences physiques étaient plutôt rares, mais ma présence n’était évidemment pas sans effet sur le comportement des policiers, comme ils le reconnaissaient eux-mêmes. Les violences psychologiques sont en revanche très fréquentes. Comme cela a été montré dans d’autres pays, les policiers développent des formes de justice immanente, sur le champ en quelque sorte. Lorsqu’un incident se produisait, par exemple un jet de pierre ou même une simple attitude jugée menaçante, une sorte de châtiment anticipé se produisait contre le coupable. Mais quand on n’avait pas le suspect sous la main, deux stratégies pouvaient être utilisées: l’expédition punitive qui affectait l’ensemble des habitants d’un escalier, d’un immeuble ou même d’un quartier; ou bien la punition au hasard de celui qui court le moins vite et se laisse attraper.

La star dans les commissariats de la police républicaine, c’est Vic Mackey, le héros ripoux de The Shield ?

Ce personnage, inspiré d’un détective qui a réellement existé au sein de la police de Los Angeles et dont l’unité a fait l’objet d’un scandale aux Etats-Unis, pour ses pratiques illicites et violentes. Sa photographie était affichée en plusieurs exemplaires dans la salle de garde de la BAC. Il y avait bien sûr une forme de jeu dans cette ostentation à se référer à un héros peu orthodoxe. Néanmoins le choix de ce personnage n’était pas anodin et il y avait dans les pratiques de beaucoup quelque chose qui rappelait en effet leur modèle.)

Les BAC sont-elles en échec par rapport à leur mission ?

Les brigades anticriminalité ont été créées pour faire du “flagrant délit”, autrement dit prendre les délinquants sur le fait. Or, d’une part, il y a moins de délinquance qu’on ne le croit, et d’autre part, elle n’est que rarement accessible: un vol de téléphone, c’est très rapide, et même arrivée sur place en quelques minutes, la police ne trouve plus trace des coupables. Dans ces conditions les appels sont peu fréquents et même lorsqu’ils surviennent ne donnent pas souvent lieu à des interventions efficaces, ce qui n’est pas nécessairement la faute des policiers en question, mais plutôt des choix stratégiques faits, notamment de la coupure qui s’est créée avec la population.

Vous dénoncez les statistiques du gouvernement et demandez la mise en place d’une commission indépendante pour analyser et confirmer la véracité des chiffres. Pour quelles raisons ?

Les chiffres de la délinquance, pour l’essentiel enregistrés par la police, posent des problèmes bien connus d’interprétation, voire de manipulation. D’une part, les gens portent plus ou moins plainte, et d’autre part, les fonctionnaires enregistrent plus ou moins. Il faut donc, comme le font les chercheurs depuis de nombreuses années, analyser les chiffres avec circonspection: c’est vrai, indépendamment de toute considération politique. Mais il se trouve que depuis deux décennies, et plus encore depuis 2002, le gouvernement se sert des données de délinquance et de criminalité pour assurer sa communication et non plus pour informer ou pour évaluer. Cette instrumentalisation est favorisée par le fait que l’outil de mesure appartient désormais au ministère de l’Intérieur. Il faut donc rendre à cette institution statistique son indépendance.

Crédit photo: Princeton University

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