Grand Paris ou grand écart ? La ville de l’après-Kyoto ne doit pas être celle de l’avant-Mumbai !

© Le Monde, Isabelle Baraud-Serfaty

A force de controverses répétitives sur le Grand Paris et d’instrumentalisation politique, on finirait presque par se lasser de ces débats devenus finalement très parisiens. Et on se dit que les vrais défis urbains sont ceux de ces mégalopoles d’Amérique du Sud ou d’Asie qui, chaque année, doivent trouver les moyens d’accueillir plusieurs centaines de milliers d’habitants supplémentaires. Prenons le cas de l’Inde : l’agglomération de Mumbai, dont la population devrait passer de 19 à 27 millions d’habitants d’ici à 2025, est aujourd’hui écartelée entre deux extrêmes : d’un côté, son ambition de devenir une « ville globale » selon le modèle Shanghaï, de l’autre le poids de la pauvreté et de ses bidonvilles qui accueillent plus de la moitié de la population. Rien à voir ? Si justement, et c’est cela qui est passionnant. Car, avec ses enjeux urbains exacerbés, Mumbai fonctionne comme un miroir grossissant de l’évolution des plus grandes villes mondiales, et nous ramène à… Paris.

En premier lieu, Mumbai nous montre que la qualité du cadre de vie peut ne pas être la finalité première des politiques urbaines. Là-bas, le développement urbain est d’abord un outil de développement économique. Selon « Mumbai vision », le plan de développement élaboré par la société de conseil McKinsey pour le compte de l’autorité métropolitaine, il doit permettre d’inscrire la capitale économique indienne dans la compétition internationale entre villes ; il faut « embellir » la ville, réduire les « slums » (bidonvilles), la rendre attractive pour les entreprises et les cadres, notamment étrangers, et résoudre les problèmes de congestion automobile et d’insuffisance énergétique qui l’empêchent de fonctionner. Faute de pouvoir le faire suffisamment rapidement, la solution consiste à créer des enclaves urbaines autonomes (« integrated townships »), le plus souvent périphériques, ou bien, de plus en plus, à mettre en place un urbanisme vertical : « fly-over » (autoroutes surélevées) ou « sky walks » (gigantesques passerelles piétonnes aériennes), qui permettent d’enjamber les problèmes à défaut de les résoudre. De la même manière, en France, le tracé du futur métro et la volonté gouvernementale de spécialiser économiquement certaines zones (entre autres, la recherche scientifique à Saclay ou les métiers de l’image à Plaine Commune) montrent que la compétitivité économique est clairement un des objectifs principaux du projet du Grand Paris, quand bien même le choix de faire appel à des équipes d’architectes et le texte de leur consultation internationale mettaient en avant le développement durable (« la métropole du XXIe siècle de l’après-Kyoto ») et les enjeux urbains de l’agglomération. Ce qui, par ailleurs, n’empêche pas les débats d’exister sur l’efficacité d’une stratégie de développement économique centrée sur quelques pôles.

En second lieu, Mumbai illustre la difficulté des villes globales à mettre en place un développement « inclusif », qui bénéficie à l’ensemble des habitants. Comme l’a montré Saskia Sassen (cf. La Globalisation. Une sociologie), le développement des villes informelles (sous forme notamment de bidonvilles) est indissociable du développement des villes globales. En effet, l’économie de la mondialisation accentue les polarisations spatiales en leur sein, certains quartiers se valorisant fortement et entraînant la relégation aux marges des villes d’un certain nombre d’activités et de populations moins valorisées. Dans ce contexte, « l’informalité est l’équivalent à bas prix de la dérégulation au sommet du système » : elle offre une flexibilité qui permet aux nombreux travailleurs à bas salaire, dont ont besoin les catégories sociales plus élevées, de se loger et de travailler dans la ville.

Ainsi, l’exemple de Mumbai montre que le choix stratégique d’inscrire Paris dans la compétition internationale, choix qu’il ne s’agit pas de remettre en question mais dont on aurait aimé qu’il soit plus clairement affiché, comporte mécaniquement le risque d’accentuer les relégations entre territoires et entre populations. Il est essentiel de bien comprendre et de prévenir les mécanismes à l’œuvre si on ne veut pas que la « ville de l’après-Kyoto » soit la ville de l’avant-Mumbai. Le Grand Paris ne sera une ville durable que si elle n’est pas duale !

Isabelle Baraud-Serfaty est maître de conférences à Sciences-Po (master Stratégies territoriales et urbaines) et consultante en développement urbain.

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