La petite maison dans le grand Paris
©2009, Revue « Criticat no 4 », Franςois Fromonot
La rame du RER B s’immobilise à la station Le Guichet. Dans moins de vingt secondes, ses wagons tricolores reprendront leur course vers Saint-Rémy lès-Chevreuse. Les portes laissent échapper quelques voyageurs qui disparaissent aux extrémités du quai. En tête de train, une sortie donne vers les ultimes maisons mitoyennes de la Grand-Rue d’Orsay, sectionnée par le RER à hauteur d’un café-restaurant qui garde un passage pour piétons pratiqué sous la voie. En queue, un escalier en ciment grimpe entre les herbes folles sur le talus du pont qui enjambe la ligne, vers un florilège d’habitats banlieusards étagés sur le coteau: d’anciens corps de ferme, deux ou trois villas de plaisance, des pavillons en meulière, un petit ensemble des années soixante et quelques constructions toutes récentes, dont la maison G.
Ces deux quartiers sont séparés par la saignée de la N8, voie rapide qui s’en va plus haut couper le plateau de Saclay pour mieux raccorder Paris par le pont de Sèvres à l’autoroute AlO, l’Aquitaine. La situation serait assez banale si la gare n’était installée à ciel ouvert sur le pont qui fait franchir cette nationale au RER, à une bonne douzaine de mètres au-dessus des voitures lancées à pleine vitesse. La station Le Guichet sert donc tout naturellement de passage public d’une rive à l’autre, l’absence de tourniquets de contrôle autorisant tacitement des allées et venues qui, à peu près partout ailleurs sur la ligne, seraient empêchées par des dispositifs antifraude. Une dame traverse le quai d’en face avec son sac à provisions; quelques autochtones et un groupe en jeans affaissés attendent une rame en direction de Paris. La rencontre entre le tracé du RER et la césure causée par une autre infrastructure de déplacement a créé un raccourci pédestre entre un quartier résidentiel et le vieux centre d’Orsay, en belvédère sur la vallée de l’Yvette. Cette petite curiosité du Grand Paris ordinaire ressemble à une authentique invention suburbaine.
La vie du rail
Avant d’arriver au Guichet, le train a décrit un diamètre presque complet de l’agglomération parisienne. Parti il y a juste une heure de l’aéroport de Roissy, il a d’abord cheminé en creux, entre des glacis de verdure, chargé d’un mélange de voyageurs internationaux, de visiteurs du parc des expositions et d’employés, immigrés pour la plupart, des zones d’activités. Après son passage fugitif au-dessus des molles étendues du parc du Sausset, un tunnel l’a propulsé dans la plaine entre les friches et les maisons, tandis que défilaient avec les stations des monuments absents de tous les guides: les nappes pavillonnaires d’Aulnay, le fuseau de triage de Drancy, le siège désaffecté des fonderies Babcock, le caisson du superpériphérique A86, les dernières grandes barres de La Courneuve. Il a franchi le canal de SaintDenis en se faufilant sous les huit voies en viaduc de l’A86, puis s’est arrêté un instant sur le désordre générique du nouveau pôle tertiaire du Stade de France avant d’aller se fondre au fleuve de rails qui irrigue la gare du Nord. Le dos de Montmartre avait à peine émergé au fond du tableau saisissant que forment, porte de la Chapelle, les tours Panasonic et Sanyo barrées par le tablier du Périphérique, qu’il plongeait en apnée sous le sol de Paris.
Dans ce monde souterrain voué à la seule mécanique des flux, où l’obscurité comprimée des galeries alterne avec l’agitation fluorescente des quais, les segments de nuit artificielle succèdent aux semblants de jour selon un rythme programmé, immuable. Les centaines de milliers de Franciliens qui circulent au quotidien dans cet univers abstrait ou viennent y changer de ligne, ne connaissent de la capitale que cette réalité parallèle, où les noms de lieux historiques invisibles sont d’abord synonymes de correspondances: gare du Nord, Châtelet-Les Halles, Saint-Michel-NotreDame. Dans l’agglomération vécue en RER, Paris n’est qu’une parenthèse.
On dirait le Sud
C’est à Denfert-Rochereau que larame a émergé à l’air libre, en contrebas de l’ancien pavillon d’octroi de la barrière des Fermiers généraux que l’on devine depuis les quais, derrière les arbres. C’est seulement à ce moment-là que l’on a commencé à imaginer la maison G. «Les voici donc dans le Sud, c’est comme si le soleil était plus vif, la nature plus riante et l’air plus léger. Finie la plaine sans perspective et presque sans paysage. Un autre pays? Ici la banlieue ondule et verdoie », écrivait il y a exactement vingt ans François Maspero, arrivé à cet endroit précis de la « croisière au long cours» qui l’avait mené pendant un mois sur le même trajet, pour un livre devenu l’ancêtre de bien d’autres récits urbains à protocole.
C’est aussi à partir de là que s’est vérifiée l’extension à la banlieue d’un théorème fondamental du Paris intra-muros: toute traversée radiale est rythmée, de part et d’autre de la Seine, par la rencontre avec des limites symétriques dues à l’imbrication des enceintes successives. Il se complète par un autre qu’aucune carte ne montre: au nord, les rocades automobiles et leurs nuisances passent souvent en aérien; au sud, elles s’effacent volontiers sous des dalles ou dans des tunnels. Suivant le tracé de l’ancienne ligne de Sceaux, le train a donc retraversé, imperceptiblement cette fois, le Périphérique, puis 1’A86 à la Croix de Berny, le remblai du RER offrant une vue décidément imprenable sur les consternants aménagements de sa couverture à l’entrée d’Antony. Entre ces deux anneaux, la rame a croisé d’autres tentacules et satellites de la ville centre, implantés au fil du temps sur le territoire servant que fut par définition la banlieue: le fort de Montrouge, l’aqueduc de la Vanne, dont la belle horizontale enjambe la vallée de la Bièvre à Arcueil, le parc de Sceaux après Bourg-la-Reine. À Antony, la navette Orlyval a fait monter ou descendre d’autres voyageurs internationaux; à Massy, la présence du TGV Atlantique a permis un instant de se croire dans une très grande gare, loin de Paris. Les connexions avec d’autres réseaux de transport sont ici plus fréquentes qu’au nord. Le constat de Maspero s’applique aussi aux «cités»: le grand ensemble de Massy, qui compte pourtant 9 000 logements, est plus vert et moins chaud que beaucoup de ses semblables sur l’autre face de Paris.
Après Palaiseau, le train a paressé en omnibus à flanc de coteau, au-dessus des anciens villages ruraux et des extensions pavillonnaires qui ont remplacé peu à peu, sur le parcellaire en lanières, les cultures maraîchères destinées à remplir le ventre de Paris. Juste avant d’arriver au Guichet, on aurait pu apercevoir le temps d’un éclair, en contrebas de la voie, l’étroit jardin calé derrière la maison G.
Le RER passe au fond du jardin
Comme beaucoup de maisons en banlieue, elle a été construite en plusieurs étapes, échelonnées sur plus de quatre décennies. Au pavillon préfabriqué Mondial Pratic posé en 1952 sur sa parcelle maraîchère s’est ajoutée, en 1979, une extension glissée dans l’interstice avec la limite de propriété. Puis le pavillon d’origine a été détruit pour laisser place, en 1999, à une construction qui a englobé et modifié l’extension première pour conquérir toute la largeur et l’épaisseur du terrain: un agrandissement minime qui n’a augmenté la surface d’ensemble que de vingt mètres carrés afin de préserver le jardin. La maison G. reflète cette histoire faite d’accumulations dans ses personnalités multiples: cabanon et fabrique, pied-à-terre et refuge, bungalow et villa.
Depuis longtemps, selon les circonstances, l’humeur ou la saison, ses propriétaires y viennent le week-end en famille depuis Paris, parfois même juste pour une soirée dans la semaine; ou, à l’inverse, ils délaissent leur appartement des faubourgs pour se fixer ici quelque temps. Comme leurs voisins, ils partent le matin travailler à Paris, trajet qui prend une demi-heure par le RER avant de rallier Châtelet-Les Halles et ses nombreuses correspondances; un peu plus longtemps en voiture, au besoin par la fameuse nationale 118. Pour cette vie domestique qui oscille entre deux bases, la ville centre et sa grande banlieue sont tour à tour une réalité et un horizon. La hiérarchie héritée entre l’une et l’autre en est bouleversée; la métropole s’unifie en un grand corps urbain. Le RER conjugue les commodités du métro et l’imaginaire du train, le premier synonyme de proximité (et d’hospitalité: il amène souvent un visiteur), l’autre d’évasion. La maison G. incarne le mode de vie informel et le type particulier d’urbanité collective associés à la banlieue que le Paris intra-muros semble aujourd’hui envier au point de fantasmer l’adoption de certains de ses codes pour le nouvel urbanisme de ses faubourgs. On peut bricoler au garage en débordant sur la chaussée, cuisiner en été sur un feu au pied du talus, faire pousser près des clôtures des fleurs et des légumes dont on partage les surplus lorsque la saison donne. Les portes de la maison restent ouvertes sur un jardin amplifié par celui des autres, ce qui explique que ni l’une ni l’autre n’aient besoin d’être très grands. Orsay possède une baignade municipale pour les dimanches; Massy ou Paris offrent une sortie du soir au cinéma avec retour par le dernier train. L’hiver, la maison rentre dans sa cuisine et se retourne vers la rue, grâce aux grandes baies vitrées qui cadrent les coteaux de l’Yvette au-dessus des voitures et des toits.
Une « architecture pauvre » ?
Son architecte, Eva Samuel, a voulu expérimenter là «une façon d’habiter aujourd’hui», explique-t -elle. Car la maison G., si elle rejoue à sa manière une préhistoire des banlieues, est aussi une maison d’architecte, selon l’expression consacrée pour qualifier une construction qui déroge visiblement aux conventions en vigueur autour d’elle. Dans ce quartier au parcellaire et au programme homogènes, ses volumes bruts bardés de fibrociment, ses menuiseries en acier galvanisé, son portail en métal perforé profitent de l’hétérogénéité d’expression des pavillons voisins pour ajouter à l’éventail des styles déclinés dans la rue. À première vue, son aspect assimile la maison G. à de l’ architettura povera, tendance qui a récemment connu en France une certaine fortune en prônant l’emploi de matériaux pauvres laissés sans finitions, mais surtout en revendiquant la simplification des espaces intérieurs à des surfaces les plus grandes et les plus génériques possible, «capables» comme telles de «libérer les usages» qu’elles accueillent. Or c’est au contraire de petits espaces imprégnés d’une civilité délicate que dévoile la maison G., et avec eux la densité des attentions dont l’architecte a entouré leur conception pour garantir cette informalité. La pièce commune, contenue dans la boîte la plus basse, compte une quarantaine de mètres carrés, protégés par une toiture plate et posés sur le garage. Flanquée par deux bandes de services revêtues de contreplaqué, ellE est équipée sur ses deux autres faces de baies vitrées escamotables donnan pour les unes sur une terrasse, en proue, et pour les autres sur lè jardin, en poupe. Séparée de ce premier volume par un escalier droit et son palier pris dans une faille vitrée, une autre boîte, plus haute et plus étroite, abrite quatre chambres sur deux niveaux.
L’usage comme invention
Pour faire vivre cette organisation minimale, le dessin de chaque élément d’architecture anticipe les modes de vie qu’elle héberge afin de suggérer les utilisations qui l’enrichiront. La grande pièce est divisée en deux plateaux intérieurs reliés par quelques marches, associés chacun à un matériau, béton et bois, l’un qui se poursuit en terrasse et l’autre qui mord sur le jardin. Les jeux de portes-fenêtres, repliées et stockées latéralement sous de petits auvents, enveloppent les seuils pour former à chaque bout une minivéranda. Une sur-toiture en métal déployé peut coulisser à l’horizontale de part et d’autre de l’habitacle; invisible au repos, elle s’avance pour protéger du soleil l’emplacement du repas côté jardin, puis se déplace dans l’autre sens pour porter ombre à la terrasse. La mise en continuité éventuelle du jardin, de la pièce commune et de la terrasse par les baies ouvertes transforme chacun de ces espaces en paysage pour l’autre, au gré des configurations. Les volumes des chambres sont calibrés au plus juste, mais ils se projettent vers l’extérieur grâce à des vitrages pleine trame dont les stores à enrouleurs, fixés au sol et levés par des poulies, isolent au besoin des regards tout en laissant dégagé le ciel. La multiplication des accès et des passages met en scène le plaisir de circuler partout dans ce petit complexe, tout en ménageant l’indépendance de chacun lors d’une réunion familiale ou festive. Un mince escalier droit perfore la maison sans y pénétrer pour relier directement le garage au jardin, tandis qu’un autre longe son habitacle contre la limite de propriété, vers la cabane en planches destinée aU matériel de jardin. Le troisième mène à une entrée haute qui donne dans la pièce commune tout en laissant la possibilité de s’éclipser vers les chambres. Deux haies de charmes, implantées en miroir de la distribution intérieure plutôt qu’en limites de propriété, découpent le jardin en trois pièces extérieures qui s’abritent les unes des autres. La pelouse s’étend dans le prolongement du séjour, protégée des vues latérales par deux bandes cultivées qui, pour leur part, s’ouvrent vers les jardinS mitoyens. Tout est possible parce que tout est prévu, sans que soit pour autant entravée la fluidité des espaces, ni compromise leur part d’indétermination. L’architecte ne s’est pas abstenue de décider en imaginant permettre, elle a pensé son intervention pour construire la liberté.
Éloge des architectures mineures
Les prises de position sur l’architecture et sur son rôle qui sous-tendent la conception de la maison G. viennent d’un moment radical quelque peu oublié de l’architecture française, dont Eva Samuel fut une protagoniste avec Guy Naizot dans les années soixante-dix. L’investigation concrète des microphénomènes urbains et sociaux propres à la banlieue esquissait alors les contours d’une double contestation, celle, assez générale à l’époque, des bienfaits du modernisme fonctionnaliste sur la ville et sur l’architecture, mais aussi celle de l’historicisme perçu du postmodernisme qui commençait à s’imposer en alternative dans ces deux domaines. Cette réflexion puisait pêle-mêle dans la phénoménologie de Heidegger, les travaux de Mircea Eliade et de Joseph Rykwert, dans les Architectures sans architectes de Bernard Rudofsky et les hangars décorés du Las Vegas des Venturi, dans la sociologie de Colette Pétonnet et l’art brut des «habitants paysagistes» étudiés par Bernard Lassus. Deleuze et Guattari fournissaient des clés d’interprétation des manifestations urbaines «mineures» trouvées en banlieue, aux côtés des « espaces autres» de Foucault, de la Critique de la vie quotidienne de Lefebvre, des analyses de l’économie primitive avancées par Sahlins ». Ces références intellectuelles parfois contradictoires se conjuguaient aux découvertes de terrain pour « déplacer le regard» vers les exclus de l’histoire de l’architecture et leurs territoires. Au-delà de l’exploration de sa réserve de comportements et de spécimens construits, il s’agissait d’ériger la banlieue en métaphore d’une condition urbaine et humaine autre, plus proche d’une forme de vérité anthropologique que l’univers policé de la ville centre, et reléguée par son pouvoir comme une déviance ou une folie. Pour un peu, on l’aurait hissée au rang de concept. La volonté d’intégration de développements non programmés dans la production de professions planificatrices par définition – une obsession du discours des architectes du monde entier durant ces années-là – aura trouvé à s’alimenter dans les marges de la banlieue parisienne. À charge pour les architectes de tirer les leçons de ce territoire dominé, d’élucider les ruses de ses habitants pour y subsister, de transcrire ces dispositifs «spontanés » dans leur langage fonctionnel et spatial et d’en inoculer quelque chose à la discipline pour la subvertir, ou la régénérer.
La maison d’Eva au Paradis
L’architecture de la maison G. s’inscrit dans le sillage de cette recherche poétique et politique, née d’une remise en cause de l’autorité globalisante du « projet» d’architecture et de ses modèles. Elle répond à ces interrogations qui continuent de hanter l’architecture en fécondant la stratégie de l’ingénieur avec le pragmatisme du bricoleur, définis et opposés par Lévi-Strauss dans un chapitre de La Pensée sauvage beaucoup commenté à l’époque. Son assemblage de volumes procède de la typologie « en attelage» des cabanons relevés en périphérie par Eva Samuel pour le mémoire qui sanctionna ses études d’architectures: des logis autoconstruits sans permis, incohérents en apparence mais édifiés en fait un morceau après l’autre, suivant la croissance de la famille et la disponibilité des ressources, par un tiers-monde extérieur au système du crédit. Sa structure en bois, ses bardages légers, les entre-deux qu’elle sécrète dérivent de l’observation des abris provisoires installés dans les potagers des délaissés en franges d’infrastructures, des constructions tolérées sur ces chutes territoriales à condition qu’elles ne soient pas réalisées en dur, où la richesse d’invention d’une économie marginale trouve à se déployer sur un foncier sans valeur. Sa manière d’appréhender le terrain et de l’occuper sans l’envahir rétablit l’équilibre trouvé par ses devancières entre la construction protectrice et le jardin nourricier. Elle ressuscite la préférence locale pour des matériaux détournés de la production industrielle courante, en écho aux pratiques de récupération et de recyclage qui réhabilitent la valeur d’usage contre la valeur marchandé. La maison G. veut ainsi se dresser par l’exemple contre la standardisation de l’habitat et du paysage des banlieues par le pavillon de catalogue, ce produit en forme de prêt bancaire qui asphyxie l’existence en normalisant son décor et en endettant l’acquéreur à vie. Elle parle au présent du passé où elle trouve ses origines, reprenant à son compte pour le prolonger le processus qui l’a rendue possible. Ce faisant, elle retourne en proposition désirable la situation subie dont elle s’inspire: la vie en banlieue devient une véritable alternative contemporaine à celle dans une ville centre embourgeoisée et muséifiée.
Re-présenter
Son atavisme cultivé explique sans doute que cette maison résiste mal à la photographie, comme le prouvent les images d’elle publiées dans les revues d’architecture. Ses volumes s’appauvrissent, ses matériaux se figent, son paysage s’écrase et se brouille; les mille et un usages qu’elle facilite et qui en font les plaisirs s’évanouissent, embaumés dans leurs signes. Prenez-la en photo et la maison G. disparaît. Il faut se la représenter comme on dessine un portrait, en choisissant les plans et les détails qui restitueront sa profondeur de caractère, la considérer de l’intérieur pour aller chercher par transparence les repères qui font son paysage. Le noir et blanc lui va bien, qui la prive de ses couleurs pour obliger à identifier ses déclencheurs d’ambiance moins immédiats, à l’instar de Tardi saisissant dans des lumières d’encre le fantastique banal des faubourgs de Paris.
Il faut aussi regarder cette maison de travers, en la sectionnant par exemple avec une coupe qui ne se cantonne pas à exposer ses niveaux intérieurs mais qui les situe parmi les reliefs de la géographie; une cartographie verticale qui la prend pour foyer du territoire qu’elle embrasse afin de dégager les intentions plus vastes de son projet. Le tracé part des deux sols de sa pièce commune pour franchir les frontières fluctuantes définies par ses parois mobiles et s’élargir à leurs prolongements immédiats: d’un côté, le jardin de plain-pied, dont la limite est rappelée tous les quarts d’heure par le frôlement bleu-blanc-rouge des trains; de l’autre, la terrasse qui couvre le garage, à l’aplomb de la rue qui, deux courbes de niveau plus bas, matérialise avec l’ancien chemin des maraîchers un autre témoignage du travail humain qui a façonné la vallée. À l’aune de la parcelle qu’il transforme tout entière en espace habitable, on mesure déjà mieux l’intimité ouverte de cet abri sans façades, pris dans une maille séculaire d’infrastructures de transport et d’activités locales, elles-mêmes calquées sur les lignes de force de la géographie.
Orsay à vol d’oiseau
Pour mieux révéler l’art avec lequel la maison G. capte et traduit sa position territoriale, le dessin pousse alors plus loin son exploration, désignant les événements remarquables de son horizon proche et les autres réseaux dont elle dépend. Il enjambe les pavillons aux toits de tuile qui bordent la rue du côté des numéros pairs et, à travers d’autres lotissements, dévale la pente jusqu’au lit de l’Yvette qui coule entre des terrains de sport, puis, dans un décor de campagne, entre les lieux-dits la Taupinière et le Clos d’Alençon. Il reprend son souffle pour gravir le coteau d’en face jusqu’à la couronne forestière-le bois Persan, cerné de vert vif sur la carte IGN au 1/25000e-qui aimante le panorama vu depuis la terrasse et émerge juste au-dessus du bastingage lorsqu’on s’assoit à l’intérieur. Le tracé dévoile ensuite derrière la forêt, sur l’autre plateau, les grosses caisses métalliques et le bitume de la zone d’activités de Courtabœuf, pincée entre la Nu8 et l’autoroute AlO à leur confluent, pour se perdre aux bords incertains de l’agglomération, là où elle part en lambeaux sur les terres agricoles du Hurepoix, enchaînée aux pylônes qui l’approvisionnent en électricité. À cette version suburbaine de la Valley section de Patrick Geddes (et de sa reprise près d’un demi-siècle plus tard par Team 10), on pourrait combiner d’autres épures susceptibles de détecter d’autres activités diffuses. L’une, en particulier, esquisse la ligne de crête qui barre la vue vers le sud-ouest, s’attardant sur le moment d’inflexion d’où pointent les tours de la ville nouvelle des Ulis et qui situe par conséquent le plus grand centre commercial proche de la maison G. Emportée par son mouvement circulaire, la ligne bute pour finir sur les universités et les instituts de recherche d’Orsay et de Saclay, qui font aussi du RER B, rappelait Maspero, un «train de professeurs». Un autre tracé encore vise plein est pour accrocher l’enclave d’Orly en bout de pistes, capturant au passage la trajectoire des avions encore en pleine ascension lorsqu’ils traversent le ciel de la maison G. C’est toute une tranche de Paris métropole que l’on comprend en la vivant et en la regardant vivre à travers ce dispositif domestique minuscule, perché à la cueillie du plateau qui domine la ligne du RER, La maison est une machine à observer.