Grand Paris : enfin la ville s’impose au territoire !
© Revue Urbanisme n°366, extrait de l’ article de Jacques Beauchard.
Les dix projets présentés /1 dans le cadre de la consultation internationale pour l’avenir du Paris métropolitain abandonnent la topologie du cercle au profit d’un espace fractal qui n’est plus défini par ses limites. À travers les exposés et les débats, ce n’est plus d’abord un ordre territorial qui s’impose, mais la figure du rhizome (Christian de Portzamparc). Les territoires sont ouverts et soumis à l’urbain. Dans la métropole de l’après-Kyoto, le fleuve, la forêt et même la campagne sont identifiés comme des sites intérieurs, de grands paysages, voire de nouvelles centralités, où l’eau et l’air s’imposent comme des indicateurs premiers. L’opposition entre la ville et la nature a vécu. Les lisières et les marges sont réinvesties et s’effacent, tandis qu’il est mis fin au zoning (Jean Nouvel). Le périphérique est absorbé et la métropole se transforme en une constellation de pôles à toutes les échelles : la ville se déploie autour de ses hubs (Richard Rogers).
Comme le martèle Roland Castro, le projet est avant tout politique et suppose des fédérations d’élus. Car il faut admettre, dit-il, une révolution de la représentation et une implication à toutes les échelles. D’où les trois parties qui suivent :
1) Le changement de paradigme et le bouleversement de l’ordre politique.
2) La reconstruction de la ville sur la ville.
3) Les armatures et l’urbanité.
Le changement de paradigme et le bouleversement de l’ordre politique
Les images du territoire sont toutes issues du village et des champs, elles relèvent de nos origines rurales et véhiculent une conception communautaire qui, au niveau politique, fait mémoire des anciennes féodalités territoriales. Paradoxalement, l’élu politique est de plus en plus l’homme d’une circonscription, lié à un arrondissement, à un canton ou à une commune, voire à une Région ; son autorité est bornée, il est par excellence attaché aux limites.
On objectera qu’en dehors des métropoles cette identification demeure pertinente pour plus de 80 % de l’espace, tant y subsisterait le rapport ville/campagne, à preuve les statistiques de l’INSEE ; mais celles-ci relèvent de l’ancienne vision centre/périphérie, elles ne prennent pas en compte l’essaimage des bourgs urbains, qui, selon ces indicateurs, relèvent du rural. En fait, sur 80 % de l’espace français se cristallisent aujourd’hui des “villes-pays” /2 : le maillage départemental des routes en constitue la trame, au point que se constitue une ville “département”, totalement méconnue en raison de l’aveuglement des politiques. Donc la représentation territoriale et le mandat qui s’y articule sont partout cause d’un trouble qui rejette la nouvelle urbanité où le social et l’économique s’emboîtent l’un dans l’autre. Ce n’est pas seulement (le Grand) Paris, Lyon et Marseille qui mettent en cause la représentation territoriale (les élus et leurs images) ou encore, de façon surprenante, la dizaine de métropoles retenues par le comité Balladur, posées à rang égal avec les territoires, mais c’est tout le système urbain français qui pose problème, tant il échappe aux yeux des élus alors qu’il ordonne aujourd’hui tous les territoires.
Notre système urbain se déploie à toutes les échelles et souffre d’être refoulé et condamné par les politiques, qui le réduisent à n’être qu’une super machine à faire des périphéries, des couronnes : première, deuxième, troisième… sans fin. Voilà ce que les dix communications sur le Grand Paris bouleversent en changeant de paradigme. Pour expliquer ce changement, dans Trafics /3, j’avais choisi deux personnages, Palomar et Balibar, qui opposaient leurs visions et leurs valeurs ; à la suite d’Italo Calvino, Palomar, l’homme du Cercle, défendait la ville dans ses murs, enceinte, tandis que Balibar, l’homme des Trafics, prenait partie pour la nébuleuse urbaine où s’étendait l’ordre des réseaux. Leur dispute n’est pas terminée /4, sauf qu’avec les équipes du Grand Paris c’est Balibar qui l’emporte.
La reconstruction de la ville sur la ville
Il s’agit de “réagglomérer” (AUC), de faire pénétrer la ville au cœur du grand ensemble : en intégrant les terrains vagues et en restructurant la rue et ses activités, en valorisant les porosités (Secchi-Vigano). De la même façon, il ne faut plus considérer la “zone pavillonnaire” comme intangible, mais rendre évolutives toutes les architectures figées dans la protection d’un ordre identique. Donc oser bâtir sur le bâti et “contrer les logiques de rétention foncière qui gèlent actuellement le territoire” (groupe Descartes). Remettre en cause les emprises jugées jusqu’alors intouchables. Urbaniser les délaissés portuaires (le port de Paris comme celui de Rouen qui lui succède comptent chacun plus de 100 km de quais), ou encore domestiquer l’A86 en l’intégrant à hauteur de Marne-la-Vallée dans une séquence urbaine (Yves Lion), construire ici ou là sur le périphérique. Investir systématiquement toutes les friches et réveiller le “génie du lieu, oublié si longtemps” (Jean Nouvel).
Les armatures et l’urbanité
Repenser toutes les centralités, c’est architecturer les unités urbaines de la nébuleuse. En lui superposant, par exemple, 20 villes européennes de 500 000 habitants (groupe Descartes), comme Florence (460 000) ou Liverpool (440 000), car il faut sortir de l’appropriation communale sans se diluer dans une banlieue sans fin. Là interviennent les portes, intérieures à la ville comme dans l’urbs romaine, comme des collecteurs métropolitains, des lieux d’urbanité et de commerce, des échangeurs, des gares. D’ailleurs, pour Christian de Portzamparc, celles-ci se rapprochent pour créer la gare Nord-Europe-Roissy : les portes sont fédératives. Elles se projettent sur le fleuve et ses rivières (équipe LIN), se transforment en grand port fluvial qui, au confluent du canal du Nord et de la Seine, traite le trafic et les marchés – ceux qui, entre Le Havre et Rotterdam, transitent par Paris, laquelle se dote enfin d’une porte océane avec Le Havre-Rouen (Antoine Grumbach). S’ajoutent les annulaires, tramways et RER, voire métros qui organisent les systèmes nerveux du Grand Paris : chacun insiste pour que les branchements se fassent à tous les niveaux d’échelle, en soignant l’urbanité.
Bref, suivant l’exemple de Venise qui s’inventa en s’étendant à la Méditerranée, la ville fractale s’impose au territoire : c’est elle qui a en charge toutes les figures du patrimoine.