Nouvel: Travailler à partir du chaos urbain planétaire
par Anne Marie Fevre, © Liberation
Vous venez de recevoir le Pritzker. Que représente pour vous ce prix international suprême ?
C’est enfin la reconnaissance de la pertinence de mes idées, à travers une oeuvre, pendant vingt ans. Des idées qui se sont appuyées sur l’angoisse d’un monde qui se clone, rapetisse, car il répète le même discours architectural partout. Une architecture n’est pas un objet en soi, elle n’a de sens que par rapport à l’endroit où elle se trouve. Pendant longtemps, on a regardé un objet, composé de carrés, de triangles, et on disait « c’est bien » ou « ce n’est pas bien ». Mais l’idée que l’architecture, ce n’est pas construire « un » espace, mais construire « dans » l’espace, est restée longtemps illisible.
J’ai été déçu, bien sûr, que ce prix n’arrive pas avant, pour les idées que je défendais. Avec le recul, il est mieux que cela survienne maintenant. Les idées caractérisent une époque. Mais j’ai pensé qu’on allait en rester là, dans une vision de l’architecture comme un objet référencé artistiquement, stylistiquement, et que, malgré les énormes bouleversements de la planète, on n’accepterait jamais que l’architecture soit une transformation qui appartienne à une mutation, à un territoire, avec des racines locales. L’art du XXe siècle nous a pourtant aidés à trouver de la beauté dans des rassemblements de choses inattendues, dans des matériaux érodés, des perturbations, et non dans l’harmonie la plus émolliente. Ce que je défends est plus lisible aujourd’hui, c’est un espoir.
Votre sacre ne vous donne-t-il pas de nouvelles responsabilités ? Vous avez été un jeune contestataire, comment allez-vous vous engager, par exemple pour le Grand Paris ?
Mon propos est devenu plus audible aux yeux du politique, il faut en profiter. Le discours prononcé par Nicolas Sarkozy et le groupe de réflexion de dix architectes qu’il a lancé pour le Grand Paris, auquel je participe, étaient hautement improbables. Si on se réfère aux présidents précédents, même Banlieue 89 était un train rempli d’idées, mais sans pensée urbaine, une forme de générosité qui n’a débouché sur rien. Là, évidemment, on ne sait pas comment cela va se terminer ! Mais c’est une chance à saisir, des stratégies et des idées vont faire l’objet d’une discussion politique, puis politicienne sans doute après. Elles sont importantes aussi. Des élus vont avoir à prendre parti, pour ou contre, et ils sont redevables devant leurs électeurs. Cela n’a jamais existé. Je ne connais pas d’autre pays où cela se passe, où l’on se dit « on va réfléchir à la façon de faire le grand Los Angeles ! »
Quelle est votre philosophie pour ce Grand Paris ?
Cela ne sera pas Haussmann, même si on trace quelques perspectives ! Le sujet est comment le XXe siècle et ses réalités politiques et économiques nous ont conduits à un tel déménagement du territoire, à un chambardement aussi hallucinant. Effectué toujours dans l’urgence, avec des élus qui ne contrôlaient pas les territoires, des schémas directeurs conduits en dehors de toute culture urbaine, mais au sens de l’ingénierie du terme, avec des questions fonctionnelles du style : « Comment faire passer des autoroutes ? » C’était l’âge de pierre.
Là, il y a peut-être la possibilité de penser après le XXe siècle. On peut être critique du XXe siècle en aimant Le Corbusier, il était un plasticien formidable, mais un théoricien urbain qui appartenait au début de son siècle ; ses idées étaient caricaturales, et tellement faciles à déformer après. On ne peut évidemment pas lui attribuer toutes les responsabilités. Mais la Charte d’Athènes de 1933 est un mode de pensée révolue, elle relevait d’une poésie et d’une époque où l’on pensait réinventer le monde, en se débarrassant de l’histoire poussiéreuse qui avait précédé. On le sait aujourd’hui, on n’a rien changé, et on doit prendre acte de ce qui s’est passé. C’est difficile.
Comment s’y prendre ?
Dans une conférence à Beaubourg, dans les années 90, je défendais l’idée qu’il fallait travailler à partir du chaos urbain planétaire, de couches géologiques appliquées sur la planète, à partir des incohérences. C’est dans ce sens qu’il faut acter aujourd’hui ce qu’est Paris, dans tous ses hasards. En banlieue, il y a des petites choses de différentes époques, des petits nids avec des petits œufs en meulière qui portent les charges émotionnelles des personnes qui ont vécu là, des éléments modernistes qui peuvent encore fonctionner malgré leur idéologie.
Se dire « on n’aurait pas fait comme cela », mais ce n’est pas mal aujourd’hui à regarder. Cette analyse a posteriori, c’est le point de départ : le futur de la ville se fait à partir d’hier, ne créons pas de table rase. Il faut parfois démolir, mais de façon très précise, pour rééquilibrer un territoire, car il y a des injustices flagrantes.
Mais la croissance urbaine européenne est finie et nous avons un gros problème d’héritage. Qu’allons nous transmettre aux générations suivantes ? Quelle lisibilité donner à un territoire qui n’est plus l’espace militaire, la ville classique, le Paris d’Haussmann ou le IIIe Reich ? Comment gérer ces notions de grandes territorialités et de microterritoires ?
Pour les logements sociaux, il faut que la fameuse loi des 20 % soit appliquée ! Il faut de la mixité entre accession à la propriété et logement social. Il faut décloisonner les zones industrielles de la périphérie, et pourquoi pas créer des logements, des lofts dans ces hangars en bardages, mais avec des équipements autour. Il faut aller plus vite. Mais je ne vais pas tout dire maintenant !
Vous êtes aussi le lauréat de la tour Signal à la Défense. Elle est contestée par la maire de Puteaux. Les tours continuent d’effrayer !
C’est normal que les tours effraient ! L’exemple de la tour Montparnasse n’est pas rassurant. Qu’est ce que ce truc, pas pensé dans son contexte ? D’accord pour la densité en hauteur, mais comment la dispose-t-on ? Sur le dernier terrain libre comme à Hongkong, ou en assiégeant Paris de tours ? Chaque fois, c’est l’analyse d’une situation, des territoires, qui vont leur donner du sens.
Pour la tour Signal, c’est la première fois qu’un grand aménageur, assimilé à l’Etat, l’Epad [Etablissement public d’aménagement de la Défense, ndlr] formule une exigence politique : une tour HQE (Haute qualité environnementale) et mixte. Rien à voir avec la tour Agbar à Barcelone, tertiaire, symbole du nouveau Barcelone.
A la Défense, on hérite d’un centre d’affaires né dans les années 60, dans l’axe de Paris, sur dalle, une mode française dans la continuité de l’idéologie de Le Corbusier, où sont posées des tours, avec presque toutes les mêmes façades, des millions de mètres carrés de bureaux sans vie urbaine, une conception obsolète.
Il faut donc continuer l’histoire. Mais comment ?
La Tour Signal, mixte, amorce un virage. Elle a vocation à être un centre diversifié, avec des commerces, de l’habitat, un hôtel, afin que la Défense devienne une partie de la ville, pas seulement le lieu des compagnies financières. S’il y a la volonté des développeurs immobiliers et des investisseurs – ce bâtiment va coûter plus cher, ce n’est pas un projet à vocation sociale – le rêve peut exister. Celui de voir la vie dedans, en créant une typologie différente et un usage différent dans chacun des quatre segments, avec des loggias qui regarderont dehors, et non pas des atriums fermés vers l’intérieur. On change de sens, on crée une urbanité dans la verticalité.
Cela va-t-il se faire ? J’ai eu une rencontre cordiale avec Mme Ceccaldi-Reynaud, maire de Puteaux. Elle craint une façade dure. Ce sont des questions à discuter, et inhérentes à tout projet. Mais, touchons du bois.
Ne va-t-on pas tout miser sur La Défense, aux dépens d’autres centres à créer en Ile-de-France ?
Créer un polycentrisme en Ile-de-France, cela demande un effort financier pour connecter les points du réseau. Il va falloir imaginer, annuler le concept de banlieue. La Défense est déjà très connectée à Paris. Ou vont être les différents centres ? Un des objectifs de Sarkozy est de créer un campus des savoirs sur les plateaux de Saclay. Cela ne me choque pas, s’il y a mixité, des capacités d’accueils, l’exemple américain de Columbia fonctionne. Mais il faut analyser l’expérience des villes nouvelles en France, qui a été terrifiante.
Quand on gère près de 40 projets sur toute la planète, comment fait-on encore de l’architecture ?
Par la structure créée. Ce que je ne sais pas faire, c’est déléguer complètement un projet sans regarder. Tout projet relève de ma responsabilité, je ne travaille pas comme les grandes agences américaines. Est-ce la limite de mon système ? Dans mon atelier, j’ai mis en place une structure de création. On discute avec des consultants sur chaque projet, sur le développement durable. Il y a des phases autonomes : là ce sont les équipes qui fonctionnent seules. Je ne dois pas me disperser, il me faut optimiser mon temps, la lucidité qu’il y a encore sous ce crâne déplumé. Il y a beaucoup d’argent qui tourne.
J’entretiens une relation personnelle avec mes clients, très personnelle avec mes collaborateurs. S’il y a un problème, on peut encore me tirer par la manche. Je refuse des projets, on ne livre pas plus de trois bâtiments par an. Mais plus on fait de choses, plus on a de belles questions à poser.
Avez-vous des regrets ?
J’ai le regret des projets perdus, comme le Stade de France à Saint-Denis. Le musée du quai Branly a été très critiqué. On a dit qu’il était mal construit, avec des matériaux pauvres. Il y a bien sûr toujours un carreau de plâtre qui pète. Mais si je n’ai pas utilisé de marbre, c’était à dessein, pour casser les réflexes du bon goût occidental.
Vous êtes devenu une signature star, la jeune génération des architectes frétille face à votre omniprésence ?
Je n’aime pas signer un bâtiment sur une plaque de marbre. On l’a fait à Branly, je préférerais que l’on signe un bâtiment comme un générique de film. Les jeunes ont raison d’être critiques, c’est bien d’être contre, mais c’est mieux d’être « pour ». Je sais, l’architecte François Roche veut tuer le père en moi ! Je ne répondrai pas.
Il y a de plus en plus de manifestations qui célèbrent l’architecture ?
Il faut des manifestations, il faut surtout que l’architecture soit détectée, qu’elle soit protégée. C’est un scandale d’avoir détruit le restaurant La Maison blanche, de Franck Hammoutène, qui était au-dessus du Théâtre des Champs-Elysées, le meilleur design des années 90. Comme le Tabac Pigalle 50, le café Costes, symbole des années 80. Pas une ligne dans la presse ! On ne doit pas éliminer des couches, des jalons importants pour la lecture la ville.
La démocratie locale peut-elle y aider ?
En Suisse, pour discuter d’un nouveau quartier ou d’un équipement culturel, on vote, c’est un vrai enjeu politique. Il faudrait aller vers cela pour les grandes décisions, arriver à un consensus. Pas à chaque fois, mais la décision démocratique ne doit pas relever du petit carré des riverains. Il y a aussi besoin d’une vraie attitude du politique, d’une vraie délégation d’une personne en poste.
Vous mettez en scène l’artiste César tout l’été à la Fondation Cartier ?
Une lecture de César n’a pas été faite, trop troublée par un sacré individu. Il y a le sculpteur qui a développé des formes figées dans le mouvement, le compresseur et l’agrandisseur-expanseur. L’artiste César a tout croisé, du plaisir de vivre à l’interrogation sur la drôle d’espèce que nous sommes. C’est un diagnostic à faire par rapport à l’époque.
Vous vous installez à Nice ?
Il me faut vivre quelque part sans être sous la pression permanente, m’occuper de mon corps, nager, marcher, car sans corps, ce métier est impossible. Je me suis trouvé mon territoire. Nice, j’y allais enfant avec mes parents en vacances, et j’ai une telle frustration du soleil à Paris. Nice est connectée avec toutes les capitales européennes, mes interlocuteurs peuvent y venir, ce qui me permet de travailler dans de bonnes conditions. Une partie de mes collaborateurs s’installe avec moi. Pour les grands projets, il faut des protections. La Philharmonie de Paris, je l’ai conçue là-bas. Voilà deux ans que je prépare cela, pour faire évoluer mon métier, lever le pied.
Vous y créez une fondation ?
La fondation est une conséquence de tout cela. Je peux encore servir à quelque chose ! Je n’ai jamais enseigné, même si mon agence est ouverte à beaucoup de jeunes architectes. L’atelier est la meilleure école. J’ai regardé ce que font mes amis Rem Koolhaas ou Renzo Piano, qui ont créé des fondations pour aborder différentes questions avec de jeunes architectes. C’est ce que je veux faire, en étudiant un thème chaque année, comme celui de la Méditerranée. J’y pensais avant que cela soit à la mode ! Créer un mois de l’architecture à Nice, pas franco-français, en liaison avec des universités certainement, peut-être en mai, pendant le festival de Cannes.
Le lieu est trouvé, c’est le fort du Mont Boron. En accord avec la ville qui le rachète à l’armée, je l’aménage. De ce point culminant de Nice, qui n’a pas bougé depuis un siècle sur son mamelon dans les arbres, je fais le témoignage d’une rencontre entre architecture et histoire. Nice est complexe, un lieu qui a une vraie identité, entre nature et ville. Il ne faut pas y voir que le bétonnage, elle a été un lieu d’inspiration historique pour les artistes. Il faut retrouver un élan, impulser une activité, comme Jean Blaise l’a fait sur l’estuaire à Nantes. Il faut continuer à cultiver ce pays, comme son jardin.