Seine-Saint-Denis, la chute de la maison rouge
François Wenz-Dumas. © Libération tout droit réservés
Jeudi 20 mars, à 10h 37, le communiste Hervé Bramy, président sortant du conseil général de Seine-Saint-Denis, a cédé son fauteuil au socialiste Claude Bartolone. Un passage de relais en douceur, ponctué par les applaudissements des élus et du public. « Cela s’est bien passé », confirme, rétrospectivement soulagé, le nouveau président du « 9-3 », qui a recueilli les 13 voix des conseillers généraux communistes et les 17 des socialistes, tandis que l’UMP Michel Teulet rassemblait les 10 suffrages des élus de droite. Dans l’assemblée issue des cantonales de 2004, socialistes et communistes étaient à égalité, 15 contre 15. Mais le PS avait laissé la présidence au PCF, au nom de la prime au sortant. Le Parti communiste est resté discret sur la perte de ce « bastion rouge », se félicitant plutôt que la poussée de la gauche lui ait permis de gagner la présidence du conseil général de l’Allier et de conforter sa prééminence dans le Val-de-Marne. Le PCF dirigeait deux départements avant le 16 mars. Il en préside toujours deux après. L’honneur est sauf.
Mais la blessure est plus profonde que ne le suggère l’arithmétique électorale. La Seine-Saint-Denis, dans la grande saga du communisme français, tient une place à part. Et les communistes le savent : s’ils ont perdu ce département qu’ils détenaient depuis sa création en 1967, ils doivent s’en prendre à eux-mêmes. « Au conseil général, ironise un socialiste, confortablement réélu au premier tour, le 9 mars, il n’y avait pas un mais trois groupes communistes : les légitimistes, les refondateurs, et Jean-Jacques Karman », dissident communiste ultra-orthodoxe, élu d’Aubervilliers.
« Le syndrome de Drancy »
Cette division des communistes n’est pas qu’une affaire de personnes ou de clan. Elle correspond à un clivage géographique et politique profond. Les refondateurs ont essaimé autour de leurs deux places fortes de Saint-Denis et de Tremblay-en-France. Les légitimistes sont ancrés à La Courneuve, Le Blanc-Mesnil, Bobigny, Saint-Ouen et Bagnolet. Quant au dissident Jean-Jacques Karman, il est, selon l’expression d’un élu socialiste, « la butte témoin du communisme historique, qui permet de mesurer l’évolution des deux autres courants ». Si l’on remonte en 1977, qui marque l’apogée de l’emprise communiste sur le département, le recul est sévère. Le PCF dirigeait alors 27 municipalités sur les 40 du département. Le PS n’en gérait que 7 dont ses fiefs historiques du Pré-Saint-Gervais, d’Epinay-sur-Seine, de Bondy et de Livry-Gargan. La droite devait se contenter des 3 cités résidentielles « bourgeoises » (Le Bourget, Les Lilas et Le Raincy) et des 3 villages ruraux de l’ex-Seine-et-Oise (Coubron, Gournay et Vaujours). Le PCF est passé de 27 à 12, le PS de 7 à 12, la droite de 6 à 14 et les Verts dirigent deux municipalités : Montreuil-sous-Bois et l’Ile-Saint-Denis.
Ce bilan, apparemment rassurant pour la gauche, masque un traumatisme plus profond, que les stratèges socialistes appellent « le syndrome de Drancy ». En 2001, ce bastion rouge réputé imprenable est tombé, au premier tour, face à un jeune centriste proche de Bayrou, Jean-Christophe Lagarde. Qui a été réélu triomphalement le 9 mars, confirmant l’adage selon lequel un fief communiste qui tombe à droite devient très difficile à reconquérir. Rosny-sous-Bois, Gagny, Montfermeil ou Neuilly-Plaisance sont aujourd’hui fermement ancrées à droite. Et les socialistes ont dû attendre vingt-quatre ans pour prendre, avec Gérard Ségura, Aulnay-sous-Bois, ville perdue par les communistes en 1984.
« Si nous, à un moment, nous ne prenons pas nos distances avec les communistes, c’est la droite qui finit par l’emporter », analysait, quelques jours avant le second tour, le socialiste Jacques Salvator, qui en se maintenant, alors qu’il avait perdu la primaire, vient d’être élu maire d’Aubervilliers, battant le sortant Pascal Beaudet, successeur de Jack Ralite, donc plutôt refondateur, mais allié à l’ultra-orthodoxe Jean-Jacques Karman. En Seine-Saint-Denis les choses ne sont jamais simples.
Guerre fratricide
« A la fin des années 60 », rappelle Alain Bertho, professeur d’anthropologie à l’université Paris-VIII, « les communistes héritent d’un puissant outil de gestion sociale : le département. Ils décident de s’en servir un peu comme ils le faisaient des grandes municipalités qu’ils dirigeaient depuis la Libération, voire avant : pour promouvoir les valeurs des ouvriers et améliorer leurs conditions de vie ». « Le problème, poursuit-il, c’est qu’au même moment a commencé la désindustrialisation et, qu’avec le départ des usines, ce passé, aussi glorieux soit-il, correspondait de moins en moins aux réalités du département. »
Dès la fin des années 70, des élus comme Marcelin Berthelot, alors maire communiste de Saint-Denis, avaient lancé le débat au sein du parti. « Berthelot, puis Patrick Braouezec qui lui a succédé, ou Didier Paillard l’actuel maire de Saint-Denis, se sont démarqués de la ligne officielle du parti en défendant l’idée que la gestion d’une mairie ou d’un département par les communistes pouvait aussi se montrer novatrice en matière d’aménagement urbain », explique Alain Bertho. Les refondateurs de Saint-Denis saisissent opportunément la création du Stade de France pour mettre leurs idées en pratique, et lancer la communauté d’agglomérations, Plaine Commune. Née en 2001, présidée par Patrick Braouezec, cette structure, qui regroupe huit communes du nord de Paris, leur permet de mettre en commun les financements. Mais aussi de court-circuiter un conseil général aux mains de légitimistes plus occupés à répartir des subsides aux mairies amies qu’à lancer de grandes opérations d’aménagement du territoire.
Dans cette guerre fratricide entre les deux courants communistes, les socialistes ont joué un jeu ambigu. Politiquement, leurs sympathies iraient plutôt aux refondateurs. Mais tactiquement, ils ne peuvent que soutenir les légitimistes. « Qu’on le veuille ou non, s’excuserait presque Claude Bartolone, il est normal que l’on négocie d’appareil à appareil, et que l’on ne cherche pas à semer la division chez nos partenaires. »
Quand au lendemain du premier tour, il apparaît qu’à Saint-Denis, Aubervilliers, La Courneuve et Bagnolet, les socialistes arrivés en seconde position veulent se maintenir contre le sortant communiste, et que les communistes vont faire de même à Romainville et Noisy-le-Grand, les responsables des deux fédérations organisent une réunion de crise pour raisonner leurs troupes. En vain. « Nous avons réussi aux cantonales à faire jouer la règle du désistement, mais dans les municipalités, les situations locales s’étaient depuis trop longtemps envenimées », reconnaît Claude Bartolone.
La division entre légitimistes et refondateur dans le camp communiste, et dans une moindre mesure entre strauss-kahniens et fabiusiens chez les socialistes, a parfois donné des situations étonnantes. Ainsi à Saint-Denis, le refondateur Didier Paillard faisait à son challenger socialiste une proposition de fusion de listes manifestement inacceptable. Quand le responsable de la fédération socialiste demande à son homologue communiste d’intervenir auprès de Patrick Braouezec pour qu’il modère les ardeurs de son ami Paillard, il l’entend répondre : « Appelle-le directement. Toi, il t’écoutera peut-être ! »
A l’arrivée, si les cantonales se sont jouées à la loyale entre PS et PCF, l’indiscipline a été de règle aux municipales. Avec pour résultat d’accentuer le recul des communistes, qui perdent deux villes au profit des socialistes, Aubervilliers et Pierrefitte, et une au profit des Verts, Montreuil. Comme un malheur n’arrive jamais seul pour la place du Colonel-Fabien, l’unique conquête communiste, Villepinte, est à mettre aux crédits des refondateurs : la nouvelle maire, Nelly Roland est une proche de François Asensi, député-maire de Tremblay-en-France. Tout comme Stéphane Gatignon, réélu maire de Sevran, qu’il avait reconquise aux municipales de 2001.
Calmer le jeu
Depuis le 20 mars, Bartolone n’a qu’une obsession : calmer le jeu. « J’ai dit à nos amis communistes : prenons une calculette et appliquons la proportionnelle », explique-t-il. Le précédent exécutif départemental présidé par Hervé Bramy, comptait 6 vice-présidents communistes et 6 socialistes. Le nouveau recense 7 vice-présidents socialistes ou apparentés pour 5 communistes.
La véritable inconnue reste le devenir du département, et sa place dans le projet du Grand Paris que le nouveau secrétaire d’Etat à la Région capitale, Christian Blanc, est chargé de mettre en oeuvre. Si les structures intercommunales sont appelées à se développer, le nord du département avec Plaine Commune et les villes proches de Roissy, en particulier Tremblay qui collecte une large part de la taxe professionnelle de la zone aéroportuaire, tireront leur épingle du jeu. Au sud, Noisy-le-Grand fait déjà partie de la ville nouvelle de Marne-la-Vallée. Et les communes des portes de Paris (Pantin, Bagnolet, Les Lilas, le Pré-Saint-Gervais et Montreuil, que la victoire de Dominique Voynet peut faire sortir de son splendide isolement) et leurs voisines ont tout à gagner de l’intercommunalité et du partenariat avec Paris.
« Il n’y a pas de raison que les autres communes, qui ne se raccrochent à aucun de ces trois ou quatre pôles de développement, soient laissées pour compte », estime Claude Bartolone, qui avant même d’être entré dans l’habit d’un président de conseil général, estimait qu' »en zone urbaine dense, le département peut tout à fait être l’échelon pertinent ». « Maintenant, ajoute-t-il, si le nouveau secrétaire d’Etat conclut qu’il faut faire de la péréquation fiscale et que les deux départements pauvres que sont le Val-de-Marne et la Seine-Saint-Denis doivent bénéficier du pactole des Hauts-de-Seine, on peut en débattre. » Un discours que ne renieraient pas ses prédécesseurs communistes.
- François Wenz-Dumas