Baudelaire consultant
Thomas Clerc © Le Monde
J’AI CROISÉ Charles Baudelaire hier après-midi, près du Forum des Halles. Nous étions samedi et, malgré la foule, je l’ai reconnu tout de suite, désoeuvré parmi les acheteurs. J’en ai profité pour lui demander ce qu’il pensait du projet du Grand Paris. Il a émis un petit rire sardonique qui n’augurait rien de bon, mais à ma surprise il s’y est montré favorable. » Paris doit être élargi parce que Paris n’a pas d’avenir dans la carte postale, m’a-t-il dit dans un raclement de gorge. Une nouvelle extension du domaine augmentera les possibilités esthétiques de notre ville. Les communes annexables sont notre salut. Qui voudrait qu’on reste entre nous ? » Et, joignant le geste à la parole, il me montrait les chalands venus des banlieues, trop occupés à dépenser leurs euros pour prêter attention à nous. » L’important, reprit-il avec exaltation, c’est la dissémination des centres.
» La force de Paris, c’est son absence de centre, que la prédominance funeste accordée aux Halles a mise en péril. Il faudra bien un jour reboucher ce trou « , dit-il pour honorer Baltard et pour humilier Willerval. Et, dessinant en gestes précis le plan d’une Lutèce future, augmentée mais circonscrite, il poursuivit sa consultation : » Surtout, ne pas abolir l’intra-muros. Paris comporte des frontières lisibles, qui sont la marque du désir. »
Comme je lui demandais si cette débauche environnante de marchandises et de messages ne le dégoûtait pas, il se mit au contraire à me faire l’apologie des signes des rues. Lui qui avait pourtant déclaré son » immense nausée des affiches » ne se contredisait-il pas ? Alors je vis qu’il allait me confier une sorte de secret poétique parisien. Baissant la voix, il me dit qu’il fallait, de temps en temps, interrompre la jouissance esthétique trop forte de la capitale ; je le regardai, intrigué. » Les villes invivables sont les villes homogènes. A Vitrolles ou à Venise, pour prendre des exemples extrêmes, la laideur ou la beauté sont absolues, définitives. A Paris, le charme marche aux rencontres fâcheuses : un volet métallique, un potelet de trottoir sont des vexations pour l’oeil qui se satisfait de la réalité, pas pour celui qui recompose le paysage à sa guise. » Pour me convaincre, il me désigna un panneau publicitaire qui tronquait la vue de la fontaine des Innocents en présentant la photo d’un mannequin dénudé. N’était-ce pas un de ces contrastes qui précipitent la ville moderne dans un climat d’irréalité soudain ? J’aurais bien voulu poursuivre cette conversation sur le devenir de ma ville fétiche, mais dans la bousculade, mon Baudelaire s’était évanoui et je me retrouvai nez à nez avec le simulacre d’une plantureuse créature internationale.
- Thomas Clerc
- Thomas Clerc, 42 ans, enseigne la littérature à l’université Paris-X (Nanterre). Il vient de publier Paris, musée du XXIe siècle. Le 10e arrondissement ( » L’Arbalète « , Gallimard, 2007).