Oui, la recherche peut vivre en banlieue
© le monde Le projet de déménagement de deux institutions intellectuelles du centre de Paris vers Aubervilliers est une chance à saisir Depuis quelques semaines, des tribunes libres et articles parus dans plusieurs journaux français et étrangers ont cherché à alarmer l’opinion à propos d’un projet de transfert à Aubervilliers de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et de l’Ecole pratique des hautes études (EPHE). Selon ces textes, ces établissements d’enseignement supérieur et de recherche en sciences humaines et sociales (EHESS et EPHE), mais aussi en sciences de la vie et de la Terre (EPHE), seraient voués à un déclin irréversible s’ils venaient à quitter, même partiellement, leurs implantations actuelles dans le centre de Paris, à proximité des grandes bibliothèques et sur des sites (la Sorbonne, le boulevard Raspail) qui contribuent à leur fort rayonnement international. De façon plus inquiétante, ce projet cacherait même une volonté politique inavouable de démanteler ces institutions en les exilant en un lieu dépourvu des aménagements et services nécessaires à leur bon fonctionnement. Les analyses et les opinions exprimées dans ces textes ne reflètent pas les positions de l’ensemble de la communauté scientifique concernée. Nous ne nous attarderons pas sur l’image désastreuse que ces tribunes et articles ont contribué à donner du milieu intellectuel, en permettant à certains médias de le dépeindre comme frileusement attaché à son confort, à ses habitudes de fréquentation des quartiers historiques du centre de la capitale, incapable de faire face à de nouvelles exigences et de s’adapter à de nouvelles situations, bref, pourvu de tous les défauts du parisianisme le plus décrié. Inutile de souligner que nous ne nous reconnaissons pas dans cette image caricaturale, qui contraste avec la volonté d’accueil à Aubervilliers, publiquement exprimée par les élus locaux de Plaine-Commune. Plus graves nous paraissent les présupposés et amalgames qui sous-tendent certains des refus exprimés jusqu’ici. Ceux-ci introduisent en effet souvent une confusion entre deux opérations distinctes : d’une part un déménagement à court terme, motivé par les travaux de rénovation de la Sorbonne, qui touchent les locaux de l’EPHE, et par le désamiantage de l’immeuble de l’EHESS (et de la Maison des sciences de l’homme), boulevard Raspail, déménagement qui a conduit l’administration à envisager un relogement provisoire dans un immeuble sur le site des Magasins généraux d’Aubervilliers ; d’autre part, le projet de création à moyen terme, sur le même site, d’un véritable campus associant l’ensemble de nos disciplines, projet dont nos établissements sont les porteurs. Le premier implique un transfert sur un site en reconversion, qui va beaucoup évoluer dans les mois et années à venir, mais n’offre pas encore, en l’état actuel, la qualité d’environnement souhaitable et les services indispensables : il suscite donc des inquiétudes légitimes, que nous partageons et auxquelles il faut apporter une réponse satisfaisante, quitte à envisager des alternatives. Mais nous ne voulons pas que ces inquiétudes soient instrumentalisées pour discréditer le projet de grand pôle des sciences sociales sur Paris-Nord. Un des arguments qui facilitent l’amalgame, qui est avancé pour refuser tout transfert, est la perte irrémédiable que représenterait l’éloignement de nos institutions du centre de Paris, du » campus » du Quartier latin au sens large, espace unique de concentration de ressources et d’échanges intellectuels. Il suffit de pousser ce raisonnement jusqu’au bout de sa logique pour en dévoiler la faiblesse : à ce compte, en effet, tous les établissements d’enseignement supérieur et de recherche en sciences humaines et sociales auraient dû rester dans les parages immédiats ou à l’intérieur de la Sorbonne, ce qui signifie qu’à l’heure actuelle ils végéteraient ou auraient depuis longtemps péri par asphyxie. Quand il traduit la recherche d’espaces plus vastes, plus adaptés aux exigences nouvelles de l’enseignement et de la recherche, l’éloignement est évidemment signe de vitalité. Cet éloignement de surcroît est très relatif : être aux portes du Paris du XIXe siècle, c’est en fait s’inscrire à l’intérieur de l’espace urbain fonctionnel de la capitale du XXIe siècle, et tant l’EHESS que l’EPHE entendent conserver, boulevard Raspail et à la Sorbonne, des locaux adaptés à des enseignements et des manifestations représentatifs de leur spécificité. Enfin, à trop proclamer qu’on ne peut bien penser et travailler qu’au coeur de Paris, on finit par laisser croire que c’est avant tout le lieu, et non la vigueur de la pensée, la qualité de la recherche et de l’enseignement, qui font la renommée d’un établissement et assurent son rayonnement. C’est l’homme qui fait la valeur du lieu. L’histoire offre assez d’exemples d’institutions qui, en dépit d’une implantation prestigieuse, voire à cause d’elle, se sont endormies sur leurs lauriers et n’ont plus brillé que comme des astres morts. Le projet de création d’un campus Paris-Nord, où les activités de recherche et d’enseignement de nos établissements bénéficieraient d’une installation modernisée et élargie, du regroupement de ressources documentaires, de capacités d’accueil indispensables aux échanges internationaux et de la proximité de logements étudiants, offre au contraire une perspective de renouvellement et une occasion de créativité telles qu’il s’en présente rarement. Les avantages qu’on peut en attendre ne sont pas seulement d’ordre pratique : en oeuvrant ensemble à la conception de ce campus, nous sommes invités à donner un nouveau souffle à nos disciplines, à trouver de nouveaux croisements, à élaborer les cheminements et remises en question sans lesquels l’invocation des grands noms qui ont donné leur éclat aux sciences humaines et sociales en France n’est qu’un rite incantatoire. L’importance de cet enjeu appelle un engagement ferme et définitif de l’Etat, sans lequel aucun projet ambitieux, indispensable pour donner à nos disciplines les moyens de garder leur rayonnement international, ne pourra être élaboré. Cet engagement portant à la fois sur le développement d’un pôle nouveau et le maintien d’une présence au centre de Paris dissipera les incertitudes sur le long terme et permettra ainsi de mieux répondre aux inquiétudes sur le court terme. Nous sommes pleinement conscients des réels problèmes que pose la période transitoire. Mais la meilleure façon de faire face aux difficultés n’est pas de se crisper sur une position de refus total : le projet de Cité des humanités et sciences sociales est un défi qui mérite d’être relevé par la cohésion et la mobilisation de tous les acteurs pour préparer l’avenir. Hubert Bost, Dominique Charpin, Gilbert Dahan, Françoise Delvoye, Jean-Daniel Dubois, Vincent Duclert. Gerdi Gerscheimer, Frantz Grenet, Henri Hugonnard-Roche, Philip Huyse, John Lagerwey, Marie-Joseph Pierre, François de Polignac, Isabelle Saint-Martin, Jean-Paul Willaime, Christiane Zivie-Coche, de l’école pratique des hautes études (EPHE), Patrice Bourdelais, Hamit Borzarslan, Jacqueline Carroy. Catherine Clémentin-Ojha. Didier Fassin, Rita Hermon-Belot. Denis Matringe. Pierre Monet, Pap Ndiaye, François Pouillon. Christophe Prochasson, Jean-Marie Schaeffer, Jean-Claude Schmitt, Houari Touati, Cécile Vidal. Michael Werner, François Weil, de l’école des hautes études en sciences sociales (EHESS). |